DEMEURE ET CIVILISATION

auteur: Jean-Baptiste Carobolante - l'art même

Cet été, le CIAP d’Hasselt présente Le Chalet de LAURIE CHARLES et Objects, Love and Pattern de MARTIN BELOU. Deux expositions personnelles qui témoignent, à leur façon, d’une même volonté de repenser les fondements mythologiques de l’individu contemporain, à la fois dans son rapport à la nature et à l’Autre.

 

Le Chalet est une exposition divisée en deux espaces complémentaires. Il s’agit d’un film éponyme réalisé cette année et accompagné d’une série de peintures monumentales sur rideaux. Le projet cinématographique était à la base un documentaire, qui s’est ensuite engouffré dans la fiction évasive mais qui, surtout, relate une expérience. L’artiste, accompagnée de quatre actrices amateurs et d’une équipe technique réduite au minimum, est partie plusieurs jours dans un chalet forestier des Ardennes afin d’expérimenter, tout en le filmant, un retour philosophique à la nature. Philosophique, car il s’agit d’envisager le poids d’une distance toujours plus infranchissable et dramatique qui nous sépare de ce qui constitue l’origine troublée de notre humanité. Revenir à la nature pour comprendre que nous sommes chairs et sueurs, et que nous existons avant tout par émission et compréhension de signes. Se crée alors une adéquation allégorique entre l’humain filmé et cette caméra flottante, animale, semblant toujours déjà là, tel un spectre invisible et panoptique. L’œil mécanique estil celui du lieu qui nous accueille ? Ce chalet, incarnation naturelle d’un espace où vivre, nous surveille-t-il? Le film est entrecoupé de très courtes lectures des livres Le chant du monde de Jean Giono et La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, grand écart intéressant pour comprendre que ce rapport à la nature consiste avant tout à entrer dans les dédales de ses doutes existentiels. Peu à peu, alors que les jeunes femmes mangent, dansent, dorment, lisent, vivent dans ce chalet, la nature reprend ses droits. Une scène, centrale et marquante, montre les actrices se pastichant en homme. Le travestissement agissant ici comme un symbole d’altérité : l’individu devient hybride au fur et à mesure qu’il entre en contact avec la forêt et avec le chalet.

Le film semble nous dire qu’à l’origine de l’art et du langage se situe cette angoissante forêt. Nous pensons alors aux récentes réflexions d’Eduardo Kohn, mais aussi au travail philosophique d’un Augustin Berque et à ses réflexions sur le concept platonicien de chôra : habiter le monde, être un individu culturel, c’est avant tout faire lieu. C’est-à-dire que nous formons tous une seule entité avec l’espace qui nous accueille. Nous sommes tous à la fois matrice et élément d’une matrice plus grande. Le film de Laurie Charles nous conduit alors à ne plus penser en termes d’espace, de géométrie, mais à revenir à une expérience du lieu: le chalet, petite maison de vacances à louer, est devenu forme vivante qui vibre aux pas de danse des jeunes femmes et pleure de tout son bois lors d’une élégie finale. La nature est entrée dans les corps devenus Autre(s), elle est ici partout, car en nous, du moins symboliquement. Laurie Charles ramène intelligemment cette interrogation du rapport à la nature à une question ontologique. C’est peut-être en devenant un individu nouveau, constitué de différences, que nous pourrons recréer un lien avec la Terre.

Enfin, les peintures sur rideaux répondent à ce même appel. Reprenant des motifs du film (notamment les nœuds du bois composant le chalet), mêlés ensuite à des formes organiques rendues abstraites, ces œuvres forment un tout habitable. Les rideaux nous entourent, nos veines deviennent murs et le bois façonne notre peau. Nous entrons par ailleurs dans l’exposition par une bouche béante, qui nous renvoie encore à cette vision chôratique de l’art et de la nature comme altérité que l’on absorbe et qui nous absorbe.

 

L’exposition de Martin Belou, Objects, Love and Patterns, ne relève pas des mêmes préoccupations mais renvoie à des interrogations complémentaires. Le titre se lit comme une recette de cette installation massive qui prend tout l’étage du CIAP: des objets, de l’amour et des motifs. Sur une longue table en inox s’infiltrant entre les espaces (à moins qu’il s’agisse d’un podium ou d’un support sacrificatoire), l’artiste présente une constellation d’objets fabriqués, trouvés ou empruntés. Nous entrons dans un brouillard de fumée de sauge, toussotons, avant de nous pencher sur ces crânes d’oiseaux, sur ces objets de chimistes qui gouttent et sur ces formes en pierre et métal. Nous revenons à l’âge premier de l’humanité, celui des outils réalisés à partir d’assemblages de matières trouvées, celui des croyances animistes et de la naissance douloureuse des premières sociétés. Il nous semble alors que Martin Belou propose une vision de l’art qui n’est pas sans rappeler la pensée d’un Gilbert Durand (le rapport au monde se base avant tout sur la création d’un imaginaire commun) ou les analyses d’un Michel Maffesoli (l’humanité occidentalisée revient peu à peu à un fonctionnement en tribu): nous comprenons toutes ces formes comme liées par un imaginaire tribal où la fonction d’usage des objets n’est jamais bien loin de leur fonction symbolique. L’artiste rejoint le chamane ou le sorcier vaudou.

Sur ce plateau qui brille et se rouille, l’artiste nous présente ce qu’il appelle un “protocole”. Ce n’est pas une seule et même installation et ce ne sont pas non plus différentes pièces posées ensemble. Il s’agit d’un tout global, polysémique. L’objet glané se confond avec celui réalisé et, par endroits, l’œuvre d’un autre artiste s’unit au souvenir offert par un proche. Le plateau agit alors comme un territoire, une cartographie existentielle où se croisent des formes primaires (phallus, formes matricielles), des objets d’usages et des allégories primitives semblant sorties d’une grotte datant du paléolithique. Nous nous rappelons de l’obsession de l’artiste pour ce que l’on nomme, à la suite de Beuys, une “sculpture sociale”[1] et constatons que nous ne sommes pas face à un ensemble archéologique, mais bien à une proposition de méthode. Nous ne sommes pas face à ce type de geste artistique, mais c’est, tout de même, encore de commun dont il s’agit, d’un faire-monde qui passe, ici, par un retour archaïque. Nous désirons alors subitement allumer un feu, jongler avec des os d’animaux, et danser en cercle. Au terme de notre divagation vers une nostalgie sans source, nous trouvons un miroir doré : au fond de l’espace d’exposition, l’installation nous semble tenir sur des pieds en plâtre, fragments de récentes sculptures vues notamment chez Levy Delval, mais aussi à ce miroir discrètement posé, où notre visage se reflète. L’artiste semble affirmer que l’abstraction ne tient que si elle prend visage humain, et c’est alors toute l’installation qui s’anime de cet anthropomorphisme. Ces os trouvés sont les nôtres, cette scie en marbre nous est constitutive. Lors d’une conversation, Martin Belou nous affirmait que son installation a toujours été là et que c’est le bâtiment qui a poussé en son sein. L’art devient une jachère, nous ne vaguons pas dans des expositions pour y trouver des réponses mais de nouveaux motifs balbutiants afin de former nos nouvelles tribus.

Louise Osieka, curatrice et directrice du centre art, a choisi de réunir ces deux artistes afin de révéler leurs similitudes. Nous constatons qu’à travers une préoccupation à propos de gestes hétérogènes, c’est donc un même doute mêlé d’espoir qui s’élève. Ce qui peut sembler relever de la nostalgie dénote un regard lucide, car chez les deux artistes l’introspection est politique : c’est la manière avec laquelle nous vivons et imaginons ensemble qui est au centre de leur préoccupation. La richesse des deux propositions tient au fait que l’interrogation y est tournée vers l’altérité. Ces artistes ne nous parlent pas d’eux, mais de nous. L’objet n’est plus alors ce qui fait face mais ce autour de quoi l’on tourne, à l’instar d’un feu de camp en bord de forêt. L’objet et l’image deviennent des formes d’emblèmes absurdes, mélanges de nombreux signes qui se perdent, afin que nous puissions réellement nous en saisir et les absorber.

 

Jean-Baptiste Carobolante

 

 



[1] 1 C’est notamment en ces termes qu’il définit l’artist run space De la charge dont il a fait partie de 2012 à 2015.